"Les années passent, et que voyez-vous alors ? Des millions de gens dont la tête est vidée par l'intérieur."
Il
a bien fallu que je publie ça sur facebook, comme une nécessité intime,
la conviction que cette question réponse devrait pouvoir servir à
d'autres que moi.
C'est pas tellement que j'ai envie de leur ouvrir
les mirettes, et puis j'ai trop de cons sur facebook, mais il y avait
cette envie impérieuse de communiquer ces deux lignes de Tchekhov au
plus de monde possible, alors voilà, il parait qu'il faut vivre avec son
temps.
Je n'ai jamais voulu vivre à une autre époque que la
mienne, et contrairement à toi, je n'ai jamais vraiment été fascinée par
le voyage dans le temps. J'ai la vague impression qu'hormis une grave
dégradation des conditions sanitaires, je ne trouverai rien de bien
passionnant dans le passé, rien d'autre que les mêmes sentiments humains
pauvres et aveuglés, rien d'autre que la même misère de l'existence.
La
projection dans le futur a quelque chose de plus excitant, et je me
demande à quel film ressemble l'avenir. Peut-être à Inception ou à
Matrix, peut-être à I.A, peut-être le monde finira-t-il contrôlé par des
androïdes, et on aura l'air bien cons nous, avec notre flopée d'organes
qui remue à l'intérieur.
Bon je sais pas vraiment. Y a
aussi que j'écoute trop de musique éléctro, et que ça me fait péter la
cervelle à intervalle régulier. Beaucoup d'éléctro et puis aussi beaucoup
de guitare flamenco en ce moment, ça doit faire battre la veine
familiale au creux de mes tempes ou quelque chose comme ça. Ou bien
c'est peut-être juste parce que j'ai besoin de me vider la tête de ces
comptines pour enfants que je marmonne toute seule dans ma chambre,
comme pour une grande répétition.
Dehors la lune est
minuscule, c'est le premier croissant, je crois que c'est l'un de mes
grand-pères qui m'a appris ça, mais je ne suis plus vraiment sûre, parce
que je sais bien qu'on cherche à se créer des souvenirs factices quand
on en a trop peu. Ce dont je me rappelle bien en revanche, c'est que
quand j'étais petite et que je voyais la pleine lune la nuit, dans la
voiture en montagne, elle était tellement ronde et lumineuse que je
croyais que c'était le soleil.
Maintenant que j'ai en partie
synchronisé ma vision des choses avec celle de la majorité des adultes,
il n'en reste pas moins que je marche toujours sur la pointe des pieds
le long d'une ligne invisible. La nuit je voudrais bien que le soleil
vienne illuminer ma chambre.
J'arrive pas vraiment à dormir ici, j'ai
perdu l'habitude de trouver le sommeil sans télévision, sans son et
sans image, sans toi surtout, ma chambre est immense et noire, il y a
l'heure lancinante sur mon réveil et le point rouge de ma chaine hi-fi,
rien d'autre, mon lit est trop haut, trop grand, trop noir, trop petit,
pas comme il faut, bizarre, trop vide surtout depuis le retour.
Ce
retour dont je ne voulais pas, mais il arrive que parfois il faut, les
petites lampes en première classe inattendue, la fille blonde qui se
lissait les cheveux avec un appareil chromé qu'elle avait
branché sur le secteur, et son amie qui jouait aux sims, elles avaient
l'assurance tranquille des gens pétés de fric et cousus d'or, et il y
avait la nuit déjà dehors, trop tôt, beaucoup trop tôt - il faut que je
me tire en Alaska, ou chez toi, c'est pareil et y a moins de tueurs ; et
puis le reste, je mange le sandwich que j'ai préparé le matin, assise
par terre à la gare de Rennes, je dors pas vraiment dans le train,
jpleure pas vraiment non plus, j'écoute Yellow, j'écris des mots au
hasard sur la dernière page du Coeur est un chasseur solitaire, je
grignote stupidement des amandes pour ma prochaine prise de sang, comme
si ça allait changer quoique ce soit, et puis je laisse mes pensées
s'échapper dans le paysage qui défile, des champs, des arbres, des
petites gares abandonnées, des éoliennes, ces putains de châteaux d'eau
qui m'effraient, et ce coucher de soleil magnifique sur Lyon, je n'étais
pas dans le sens de la marche et je ne voyais que ça, le crescendo du
bleu au rouge qui s'éloignait à l'horizon à mesure qu'on rentrait à la
maison.
Ce n'est pas vraiment ça, c'était juste long, et compliqué, et puis la maison n'est plus vraiment ici, je le sais bien.
C'était
juste que je voyais encore ton visage s'effacer quelques secondes après
le départ, ce serait tellement commun comme image, si ce n'était pas
ton visage à toi, c'est juste que voilà il faut se faire une raison, et
que je n'aime pas ça, même si j'ai réussi à porter mon sac à dos seule, à
dormir dans mon lit seule, et à me réveiller matin après matin seule.
J'ai
rêvé que mon père me haïssait et me reprochait de détruire la famille,
c'était dans un restaurant avec buffet à volonté, et j'allais m'assoir
seule à une table, en raflant des donuts noirs et blancs au passage.
C'était pas très joyeux, pas très glorieux non plus, mais au moins ça
changeait des cauchemars habituels, ceux dans lesquels ton double
déformé me leurre atrocement.
Alors je préfère le jour,
sans lit trop étroit, sans obscurité dévorante, sans tortures insensées,
le jour, avec les piafs que j'entends se réveiller dans les platanes de
l'école, avec ses longues heures de lumière pâle, avec les sursis sans
fin et les imprévus qu'on attendait.
Tu sais, pour le
coucher de soleil, ça change rien que j'en ai vu un dans le train.
C'était peut-être, allez, quoi, le sixième de toute ma vie, alors si une
chose est sûre, c'est que lorsqu'on en verra un sur l'océan, mes yeux
n'auront rien perdu de leur immense innocence et je sautillerai
stupidement sur place, parce que j'aurai froid, et aussi parce que je
trépiderai à l'idée de ne pas pouvoir embrasser dans un regard toute la
palette de couleurs et la presque perfection du moment.
Je
dis "presque" parce que c'est difficile de se libérer des clichés
soigneusement entretenus par les blockbusters américains, et que si l'on
s'en sort plutôt pas mal avec les quais de gare, je sais pas trop
comment ça se passera, un crépuscule écarlate sur la mer.
Je
pourrais arrêter ce texte ici même, mais ce serait trahir ce que nous
sommes. Il n'y a que mes rêves qui me donnent tort, car dans le monde où
nous vivons, nous sommes autre chose qu'un stéréotype sur papier glacé.
D'ailleurs, c'est sûr, quand le soleil acceptera de coucher avec l'horizon flou de l'abîme, nous on verra le rayon vert.